La langue corse. Un débat qui ne cesse de faire couler de l’encre depuis plusieurs décennies. Menacée malgré les moyens mis en œuvre, elle ne laisse personne indifférent. Et surtout pas les élus territoriaux, en grande majorité favorables à un statut de coofficialité. Pierre Ghionga, conseiller exécutif en charge de la langue corse, travaille depuis plusieurs mois sur l’élaboration d’un texte qui sera prochainement soumis au vote de l’Assemblée de Corse. Il nous en livre les enjeux.
Quelle est, selon vous, la situation actuelle de la langue corse ?
Le constat reste très mitigé dans son ensemble. Le point de départ a été la prise de conscience, de tous, qu’il fallait tout mettre en œuvre pour sauver cette langue car elle était menacée. Cela s’est traduit, notamment, par un enseignement scolaire et la création de filières bilingues. Là aussi, le bilan est mitigé car les chiffres annoncés cachent mal une réalité contrastée entre les différents sites. On a fait, également, des efforts au niveau sociétal puisque la CTC a mis au point un outil efficace, à mon sens, pour faire entrer le corsedans la vie de tous les jours : la charte de la langue corse. Elle s’adresse aux collectivités et autres associations, une centaine de communes l’ont signée de même que des associations sportives ou les principaux clubs de football de l’île (ACA, SCB, GFCA). Malgré tous ces efforts, j’estime que la situation reste préoccupante.
Pourquoi ?
On estime, actuellement, qu’environ 60.000 personnes sur les 300.000 habitants de l’île parlent couramment le corse. C’est un chiffre qui peut paraître important mais il est faible si l’on rentre dans le détail. En effet, ces personnes ont, dans une grande majorité, plus de cinquante ans. On voit donc toute la nécessité de faire quelque chose à très court terme afin d’éviter qu’avec cette génération, la langue ne s’éteigne définitivement pour devenir, dans trente ans, un simple objet folklorique.
La décennie écoulée a marqué la première étape de la sauvegarde de la langue corse. Comment comptez-vous agir, désormais ?
Nous sommes, aujourd’hui, à la croisée des chemins. Pour sauver la langue corse, il faut lui donner les outils juridiques et constitutionnels lui permettant d’exister dans la vie quotidienne au même titre que la langue française. C’est pour cela qu’une motion a été votée à l’assemblée de Corse, avec 38 voix pour et aucune contre, demandant un statut de coofficialité pour notre langue. C’est l’outil qui permettra, peut-être, de la sauver. Ce dossier constitue notre priorité. Je travaille sur la rédaction d’un texte depuis quasiment un an, c’est un travail très technique, de précision, il s’est affiné au fil du temps. Je l’ai présenté il y a quinze jours et j’attends le retour de mes collègues de l’exécutif. Il sera, ensuite, présenté au Conseil économique social et culturel, puis je recevrai l’ensemble des syndicats à Corte. Il sera, enfin, discuté à l’Assemblée de Corse qui l’amendera dans les semaines à venir. Ce texte doit être un travail collectif accepté de tous pour qu’il puisse avoir une chance d’être voté majoritairement. Mais cela ne sera qu’une première étape. L’essentiel étant, par la suite, d’obtenir une modification constitutionnelle. C’est la raison pour laquelle, je suis, en amont, à la recherche d’un consensus très large. De manière à pouvoir défendre notre position à Paris.
Comment votre démarche est-elle perçue au sein de l’assemblée et dans la société civile ?
En toute honnêteté, nous restons optimistes au niveau des élus.Il y a quelques points divergents autour de détails que l’on réglera mais je ne ressens pas, au sein de l’hémicycle, de réelle opposition farouche à cette proposition. Ceci étant, je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas d’opposition dans la société même. Certains sites ou syndicats ne semblent pas en faveur de notre démarche mais cela peut s’expliquer par un déficit de communication et une peur injustifiée. Le texte que l’on va présenter n’est pas un texte contre la République française, bien au contraire. Le texte que je défends est un texte d’amour pour la Corse et la langue corse autant que pour la République Française. Et, à mon sens, la plus belle définition de la République Française est celle faite par Edgar Morin qui dit : « Une République, certes, une et indivisible, mais multiculturelle. » Ce travail n’est pas une opposition à la France et à la République française. Nous œuvrons dans cet état d’esprit en nous appuyant sur l’article 75 de la République qui stipule que les « langues régionales font partie du patrimoine national. » Je m’efforce de travailler dans ce sens afin de dédramatiser le débat. Ce débat a, du reste, toujours été biaisé. Trop de personnes pensent qu’en défendant la langue corse, nous sommes contre la France. Et je m’inscris en faux contre cette affirmation.
Songeriez-vous, éventuellement, à interroger, à travers un référendum, la population de Corse ?
Dans un premier temps, nous allons voir ce qu’il ressort de l’Assemblée de Corse. Mais je pense qu’il faut aller plus loin que le référendum. Et puis, n’oublions pas que nous, élus, sommes tout de même représentatifs de la société corse. La demande de statut de coofficialité fait partie d’un ensemble de demandes de transferts de compétences qui touchent, notamment, la langue, la fiscalité ou le foncier. Notre philosophie générale consiste à demander une nouvelle place de la Corse au sein de la République française. Et la langue intègre donc ce « package » qui va nécessiter une modification constitutionnelle. Ce « package » doit-il être soumis à un référendum en Corse ? Je l’ignore pour ma part et je reste même sceptique parce que, généralement, les gens ne répondent pas directement aux questions mais plutôt « êtes-vous pour ou contre la personne qui pose la question ? »
Revenons au statut de coofficialité. Comment se traduirait-il sur le terrain et qu’apporterait-il à la société corse ?
La coofficialité implique que deux langues, le français et le corse, auront les mêmes droits. Il est certain, qu’une fois voté, le texte ne va pas obliger les gens à parler corse du jour au lendemain. C’est un processus qui va s’étaler sur les vingt prochaines années. L’objectif, au niveau de l’enseignement, sera, alors, d’avoir un bilinguisme obligatoire de la maternelle à l’université. Le but étant de faire sortir du cursus scolaire, des personnes ayant la maîtrise des deux langues.
Vous évoquez l’enseignement du corse en milieu scolaire. Pensez-vous qu’il soit, aujourd’hui, adapté et réponde aux besoins et aux objectifs ?
On peut toujours mieux faire. Dans les sites bilingues, le quota d’heure n’est pas toujours respecté et, dans l’ensemble, comme je l’ai précisé au début de notre entretien, les chiffres ne traduisent pas forcément la réalité. Au niveau du secondaire, il faut avouer que nous en sommes encore au stade des balbutiements. Et, à dire vrai, je ne sais pas s’il y a une réelle volonté de faire du corse. Aujourd’hui, dans l’esprit de beaucoup de parents et d’enseignants, la pratique du corse n’est pas utile à la progression de l’enfant.Or, il est prouvé que les élèves issus du bilinguisme, en Corse, comme ailleurs, ont de meilleurs résultats scolaires. Il ne faut pas oublier, qu’aux évaluations de CM2, les élèves corses arrivent en première position en français et en maths. Il faut, peut-être, expérimenter l’immersion totale telle qu’elle se pratique en Bretagne, Catalogne ou au Pays Basque. En tout cas, les mentalités doivent évoluer dans ce sens et c’est un très vaste chantier. C’est pourquoi j’ai la conviction que le statut de coofficialité pourrait résoudre tous ces problèmes avec, dans le scolaire, un quota d’heures à respecter et, je pense, une méthode d’enseignement commune qui se mettra en place progressivement. Et le corse sortira de l’école puisque cette reconnaissance lui permettra d’être parlé dans la société. Je rappelle, à cet effet, que chaque administration, d’Etat, territoriale ou supérieure a un plan de formation de la langue corse. Le corse pourra même devenir un facteur de réussite sociale. Mais nous ne posons, aujourd’hui, que les premières pierres de cet édifice. Il faudra travailler ensemble et attendre entre dix et vingt ans pour avoir des résultats.
La CTC doit-elle, à terme, s’impliquer plus dans le domaine de l’enseignement ?
Je propose, actuellement, dans mon texte, que les enseignants conservent toujours leur statut de fonctionnaire d’Etat. Néanmoins, pour une plus grande efficacité, il doit y avoir une mise à disposition de ces personnels à la Collectivité. La CTC devra, pour sa part, définir la politique éducative.
Interview réalisée par Philippe Peraut