Penser avec ROUSSEAU
Les grands textes littéraires sont des marqueurs sociaux et ceux de Jean-Jacques Rousseau plus encore que les autres. Quand est fêté le 14 juillet 1755 et qu’un buste de Pasquale Paoli entre à Ajaccio, il est bon de souligner l’importance de ce penseur qui s’enticha de la Corse révolutionnaire et la soutint jusqu’à vouloir lui écrire une Constitution. Ce grand intellectuel est un passeur politique. Il participe à la démythification de la politique.
Le flambeau des Lumières
Né en 1712, Rousseau fut le porte-parole des Lumières, l’éclaireur de la République, et dans une certaine mesure de l’état de droit. Coqueluche de la classe dirigeante de son époque — bien plus que Voltaire —, il fut adulé par une jeunesse qui se reconnaissait dans ses Confessions. Quant au Contrat social, il devint le "catéchisme" des Modernes de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Décédé le 2 juillet 1778, cet amoureux des îles fut enterré en l’île des Peupliers, avant que ses cendres ne soient transférées au Panthéon. Après une vie d’errance, la postérité a fait de lui un intellectuel idéaliste, passionné, intolérant, rêveur et indigné à la fois. En réalité, conciliant l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie, il a su articuler, penser ensemble et contradictoirement, l’intérêt général et la liberté individuelle. La politique aide à restaurer des rapports sociaux objectifs, fondés sur la justice par la loi, ce concept central, qui permet la redéfinition de l’intérêt général, intégrant la défense du bien commun. Rousseau est un des premiers penseurs français à avoir déclaré que le bien vivre n’est pas l’accumulation indéfinie du capital. Son projet de Constitution pour la Corse contient à ce sujet des remarques extrêmement pertinentes.
La primauté du politique sur l’économique et le religieux
Certes, on connaît aujourd’hui les défauts du système représentatif, mais ils ne pouvaient pas apparaître à J-J. Rousseau, car le système représentatif naissant n’avait pas montré toutes ses faiblesses par rapport à la réalité de l’expression de la volonté populaire. Rendre Rousseau responsable de la normalisation actuelle de notre société et de l’inflation législative par rapport aux comportements, c’est un contre-sens : pas plus qu’il n’est un précurseur de l’idéologie sécuritaire ou de l’infaillibilité de la volonté générale. Ce que nous dit Rousseau, et qui est malheureusement mis en cause par le pouvoir contemporain, c’est la primauté du politique sur l’économique et le religieux. Rousseau, c’est les lumières, la raison, et son héritage, c’est l’État providence et une certaine logique protectionniste. Bien sûr, les intérêts séparent les humains, les font se combattre. Bien sûr, la tragédie politique sera toujours présente.
Liberté, égalité : valeurs universelles
D’un autre point de vue, Rousseau était jacobin et son discours sur ce type de gouvernance, a beaucoup vieilli, même s’il ne voulait appliquer sa théorie qu’à un petit peuple et à un peuple austère, frugal (cf. le projet de constitution de la Corse). Il avait conscience que sa théorie du gouvernement ne pouvait fonctionner pour de petits états. Mais si Rousseau a manqué sa théorie du gouvernement, il a réussi sa théorie de la souveraineté. La liberté et l’égalité sont des valeurs universelles. Il n’y a pas de paradis naturel qui serait perdu, c’est la société qui aliène. Sans réciprocité, l’égalité ne peut être atteinte : Rousseau a soulevé, sans la résoudre, la question fondamentale du rapport entre la majorité et la minorité. Quel sens faut-il donner au concept de la volonté générale ? La démocratie ne va pas de soi, il faut la construire. Ce lien posé par Rousseau, entre la liberté et la solidarité, est moderne : la notion centrale est celle de réciprocité. C’est l’égalité qui est la condition de la liberté. Pour éradiquer le mal, il faut dépasser l’idée d’une harmonie naturelle et construire activement la démocratie : il faut développer, en même temps, par un même mouvement, l’utilité et la justice, la liberté et la solidarité. Profondément enfant de son siècle, il sait en deviner ses trésors cachés qui annoncent le suffrage universel dont il est l’un des pères. Il est un précurseur de l’analyse logique de la démocratie classique, même s’il en méconnaît les fondements économiques. Rousseau est un des premiers théoriciens à avoir compris que le pouvoir n’est pas naturel : ce n’est pas la psychologie qui fait la condition sociale. Le pouvoir ne saurait être fondé sur la force ou sur une quelconque convention d’aliénation.
Le principe de relativité
Il faut une convention émanant du corps social, c’est-à-dire de l’ensemble des particuliers, qui vont contracter avec eux-mêmes, en tant qu’éléments du tout social. D’où en découlent le régime d’assemblée, la délégation verticale de pouvoir, sans division de la souveraineté populaire. C’est pourquoi la démocratie, selon Rousseau, dépasse la démocratie bourgeoise, même si sa théorie reste formelle, par absence de référence au mode de production et d’analyse concrète des phénomènes sociaux, dans ses ouvrages théoriques, (mais dans le projet de constitution de la Corse, Rousseau entre au contraire dans les analyses précises du mode de production agricole et de la réalité sociale des « pieve ») Rousseau est ainsi un des premiers penseurs à avoir introduit le principe de relativité : le réalisme politique conduit le penseur politique à énoncer qu’il n’y a pas de meilleur gouvernement en soi, et que le meilleur gouvernement varie en fonction du temps et du lieu. Le philosophe doit défendre la liberté qui doit être garantie par la loi civile ; le conflit ne peut disparaître et chacun doit consentir à l’application de la règle commune. Mais la règle de la majorité est sans aucun doute une condition nécessaire, mais pas suffisante de la démocratie.
Penser la complexité du monde
L’humanité n’est plus au centre de l’univers : Copernic et Galilée ont montré que le monde ne tourne pas autour de l’humain. Et l’humain n’est pas seulement dépossédé de la maîtrise de l’espace, il l’est aussi de celle du temps. Darwin a expliqué le cousinage avec le singe, Freud a expliqué le pouvoir de l’inconscient et Marx le pouvoir de l’économique. Désormais, chassé du centre du monde, l’humain, s’il ne veut pas être condamné à rester prisonnier de son passé, de sa langue, de son économie, mais être possesseur d’une véritable liberté, doit maîtriser l’esprit de système qui se présente comme se suffisant à lui-même. Rousseau nous aide à penser la complexité du monde moderne, en perpétuel mouvement : pour être individu libre et citoyen, il ne faut être tributaire ni des forces de l’argent, ni de l’esprit de système. Devant la cacophonie actuelle, il nous fait relire les grands auteurs. Il n’est pas de liberté politique sans liberté de pensée « Aucun peuple ne saurait demeurer libre qu’aussi longtemps qu’il se trouve bien de la liberté » (J- .J Rousseau, projet de Constitution pour la Corse, 1763) Francine Demichel, Présidente de la Fondation de l’Université de Corse, Pasquale Paoli