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Mémorial d’Aléria

jeudi 9 février 2012, par Journal de la Corse

Nos rêves revus à la baisse

Depuis plus de trente ans, les ruines de la cave Depeille me rappelaient un élan du cœur et de l’esprit ainsi que les belles années de lutte et d’espoir qui ont suivi.

Je n’étais pas dans la cave Depeille. Je n’ai donc pas à juger de la pertinence de l’accord de le détruire donné par Edmond Simeoni et les nationalistes. Par ailleurs, je n’oublie pas que ce site a aussi été celui de la mort de deux gendarmes qui ont injustement payé très cher l’autisme politique d’un ministre de l’Intérieur cramponné à une vision hautaine et centraliste de la France. En revanche, j’ai envie de livrer mon sentiment. Je regrette beaucoup que le bâtiment soit rasé. Chaque fois que je passe sur la route nationale qui le longe, je jette un oeil vers lui. Il évoque ce jour où, prenant connaissance des événements dont il a été le théâtre, j’ai ressenti le besoin d’adhérer à une démarche : proposer au peuple corse des perspectives autres que celles de l’encadrement au sein d’un clan, de l’exil pour trouver un emploi et la liberté de penser autrement, de l’impuissance face à la spoliation, de la résignation face à la disparition d’une culture et d’une langue, de l’amnésie dans le rapport avec son Histoire. Je me suis très vite fichue des dénonciations de vins frelatés et de carambouilles en partie à l’origine de l’action du commando qui avait investi la cave Depeille. En revanche, j’ai en grande partie fait mienne la revendication d’ensemble portée par le nationalisme. Edmond Simeoni et ses amis m’ont donné une envie et une volonté de m’investir, de vivre avec d’autres des moments d’Histoire à la fois fondatrice et en mouvement. Et, depuis plus de trente ans, les ruines de la cave me rappelaient cet élan du cœur et de l’esprit ainsi que les belles années de lutte et d’espoir qui ont suivi.

Aléria ne relèvera plus que de la mémoire minérale

Leur destruction et leur disparition définitive me seront un déchirement. Bien sûr, la vie doit continuer. Bien entendu, aménager une zone artisanale est important. Assurément, une commune doit se développer et prospérer. Mais une fois la dernière pierre enlevée, un peu de notre mémoire vivante aura disparu. Il ne sera plus possible de montrer à nos enfants et petits enfants, ces lieux qu’ils découvrent dans les livres et les images d’archives ; de leur faire respirer cet air de révolte et d’espérance qui flottait toujours entre les pans de murs encore debout. Le souvenir d’Aléria ne relèvera plus que de la mémoire minérale et des symboliques standardisées qui caractérisent les monuments aux morts dans nos villages. On créera les conditions du passage d’un ressenti quasi charnel avec l’Histoire, à un devoir de mémoire qui au fil des ans ne branche plus que quelques officiels assurant le service minimum du souvenir. Cela sera un peu comme si, à Ponte Novu, on supprimait le pont pour ne garder que le monument unijambiste édifié il y a quelques années. Or, qui pourrait, sans voir, toucher et fouler les vieilles pierres du pont, imaginer vraiment ces instants de peur, de courage, de fer et de feu qu’éprouvèrent les infortunés engagés sur son tablier un matin de mai 1769 ? Une parcelle d’une centaine de mètres carrés sera donc consacrée à l’installation d’un mémorial à Aléria. Au fond, pourquoi pas. En remplaçant petitement un prestigieux vestige, on sera à la hauteur de ce que nous avons collectivement édifié depuis Aléria : une Corse désincarnée qui se réfugie dans les mots grandiloquents et les traductions laborieuses, pour faire oublier ses dérives éthiques et culturelles. Le futur mémorial sera le parfait totem de nos rêves ô combien revus à la baisse.

Alexandra Sereni

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